« Les crimes de guerre d’un côté ne justifient pas les crimes de guerre de l’autre côté. »

Critiquer les faits et gestes du gouvernement israélien a toujours été délicat. Dans la foulée du massacre perpétré par le Hamas, c’est encore plus vrai.

On l’a vu la semaine dernière lorsque Justin Trudeau a refusé de dire si le siège total imposé à Gaza était contraire au droit international humanitaire.

Kenneth Roth, lui, a toujours appelé un chat un chat.

Pour ce professeur de l’Université de Princeton, qui a été pendant près de 30 ans à la tête de l’organisation Human Rights Watch, toute vérité est bonne à dire lorsqu’il s’agit de défendre les droits de la personne.

Même sur les enjeux israélo-palestiniens.

Il y avait bien des questions qui me brûlaient les lèvres depuis l’attaque terroriste barbare du Hamas en Israël, suivie des brutales représailles du gouvernement de Benyamin Nétanyahou à Gaza.

Quand j’ai su la semaine dernière que Kenneth Roth était de passage à Montréal, je n’ai pas eu à me demander très longtemps à qui j’allais les poser.

Je savais qu’avec lui, j’aurais droit à une analyse nuancée. Et j’étais persuadé qu’il s’exprimerait sans détour.

C’est d’ailleurs ce qu’il a fait sur la controverse entourant le silence du Justin Trudeau.

Kenneth Roth estime que le premier ministre a eu tort de ne pas se prononcer sur cette question. Il y répond pour sa part très clairement.

PHOTO MAHMUD HAMS, AGENCE FRANCE-PRESSE

Familles palestiniennes fuyant la ville de Gaza avec leurs biens, vendredi. Kenneth Rot rappelle que les parties à un conflit doivent permettre et faciliter le passage rapide et sans entrave de l’aide humanitaire pour les civils dans le besoin.

« Comme le dit le Comité international de la Croix-Rouge : les parties à un conflit doivent permettre et faciliter le passage rapide et sans entrave de l’aide humanitaire pour les civils dans le besoin », explique-t-il.

Et d’ajouter :

Déjà éprouvés par un blocus de 16 ans et maintenant par les bombardements israéliens généralisés, il est évident que les civils de Gaza sont dans le besoin. L’armée israélienne a l’obligation de leur permettre de recevoir de l’aide humanitaire.

Kenneth Roth, ancien directeur de Human Rights Watch

Kenneth Roth était à Montréal dans le cadre d’un évènement sur l’invasion de l’Ukraine organisé par l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne de l’Université Concordia. Normal. On l’a décrit aux États-Unis comme « le parrain » du mouvement de lutte pour les droits de la personne.

Je savais aussi qu’il est d’une intégrité à toute épreuve et qu’il n’a jamais eu peur de dénoncer les dérives du gouvernement israélien.

Même qu’en début d’année, l’Université Harvard a refusé de lui accorder une bourse de recherche. On lui reprochait d’avoir été trop critique à l’égard du gouvernement israélien. Après un mouvement de protestation au sein de l’établissement, celui-ci est revenu sur sa décision.

J’ai demandé à ce défenseur des droits de la personne de m’aider à comprendre ce qui se déroule actuellement au Proche-Orient. J’ai eu droit comme je m’y attendais à une analyse nuancée.

« Commençons par poser comme préalable qu’il n’y a aucune justification pour les crimes de guerre. Ainsi, ce que le Hamas a fait, c’est-à-dire tuer délibérément des centaines de civils, en enlever environ 150 et tirer des roquettes de manière indiscriminée sur des zones fortement peuplées, tout cela relève de crimes de guerre. Bien que l’on puisse donner un contexte à cela, on ne peut ni ne doit le justifier », m’a-t-il répondu d’emblée.

Il n’avait toutefois pas terminé.

« Pourquoi le Hamas a-t-il été poussé à un acte aussi inhumain et, probablement à certains égards, suicidaire, car il savait ce qu’il provoquerait ? C’est un acte de désespoir, car il n’y a eu aucun progrès dans les relations israélo-palestiniennes depuis des années, voire des décennies. Le processus d’Oslo est mort. Les seules personnes qui parlent du processus de paix sont les politiciens occidentaux, parce qu’ils cherchent à éviter de décrire la manière dont les Israéliens traitent les Palestiniens. La solution à deux États a été tuée par l’expansion implacable des colonies », a-t-il ajouté.

Lorsque Kenneth Roth était à la tête de l’organisation Human Rights Watch, celle-ci a publié un rapport où l’on retrouvait un mot qui se doit d’être utilisé avec circonspection : apartheid.

« Nous étions très explicites en disant qu’il ne s’agissait pas d’une comparaison avec l’Afrique du Sud, mais que nous appliquions le droit international. Le crime d’apartheid est défini dans deux traités. L’un est la Convention des Nations unies sur l’élimination de l’apartheid et l’autre est le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, qui définit l’apartheid comme l’un des crimes contre l’humanité », souligne-t-il.

Voilà pour le contexte, donc.

Kenneth Roth est tout aussi nuancé lorsqu’il s’agit de décrire l’opération en cours en Israël, menée en représailles aux attaques sanglantes du Hamas.

« Si Israël se contentait de riposter contre le Hamas, ce serait acceptable. Israël a tout à fait le droit de répondre militairement à cette énorme attaque militaire, dit-il. Le problème, c’est que même si déclencher des opérations militaires est justifié, ça ne vous donne pas carte blanche quant à la manière dont vous les menez. Vous devez respecter le droit humanitaire international, et il est évident dès le départ qu’Israël ne le fait pas. »

En ce sens, critiquer la teneur de la riposte israélienne est légitime.

Et nécessaire.

PHOTO JACK GUEZ, AGENCE FRANCE-PRESSE

Troupes israéliennes déployées dans le sud d’Israël, à la frontière avec la bande de Gaza. « Si Israël se contentait de riposter contre le Hamas, ce serait acceptable. Israël a tout à fait le droit de répondre militairement à cette énorme attaque militaire », dit Kenneth Roth.

« Israël est en mode de représailles et semble avoir oublié que les crimes de guerre d’un côté ne justifient pas les crimes de guerre de l’autre », déplore Kenneth Roth.

Je tenais à lui parler d’une comparaison qui a souvent été faite au cours de la dernière semaine entre les attaques terroristes du Hamas le 7 octobre dernier et celles commises aux États-Unis le 11 septembre 2001.

À mon humble avis, la comparaison tient la route. Mais je me suis très vite inquiété du parallèle, parce que j’ai couvert pendant plusieurs années les dérapages américains dans le cadre de la riposte de Washington aux attaques d’Al-Qaïda.

PHOTO PAUL J. RICHARDS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président américain George W. Bush examinant les dégâts sur le site du World Trade Center en compagnie du maire de New York, Rudy Giuliani, et d’un représentant des pompiers, le 14 septembre 2001. Le gouvernement israélien tirera-t-il les leçons de la réaction américaine aux attentats du 11-Septembre ?

« Je pense que vous avez tout à fait raison, répond-il. L’administration de George W. Bush a réagi au 11-Septembre de manière abusive. Elle a torturé des suspects, elle en a détenu indéfiniment sans procès à Guantánamo, elle a envahi l’Irak et s’est comportée de manière abusive là-bas, rappelle-t-il. Tout ça a fait perdre aux États-Unis sa supériorité morale. Dans le monde, on est passé de la sympathie à l’indignation à leur égard. »

Kenneth Roth m’explique qu’il a lui-même publié une chronique dans le quotidien britannique The Guardian à ce sujet. Il y soutient que la façon dont Washington a réagi en 2001 devrait servir d’exemple à Israël sur ce qu’il ne faut pas faire.

La question pour le gouvernement israélien est la suivante : va-t-il suivre la même trajectoire que Bush, ou va-t-il tirer des leçons et reconnaître que s’il veut maintenir sa supériorité morale, il doit répondre légalement à ce que le Hamas a fait et ne pas enfreindre les règles de la guerre ?

Kenneth Roth, ancien directeur de Human Rights Watch

La réponse définitive à cette question ne devrait pas tarder.

Et si le gouvernement israélien persiste à ignorer le droit international humanitaire, il fera face, prédit Kenneth Roth, « à une condamnation mondiale. D’autant que le nombre de civils tués lors de la réplique israélienne risque de dépasser largement le nombre de victimes des horreurs du Hamas ».

Qui est Kenneth Roth ?

Kenneth Roth a consacré près de 30 ans de sa vie à l’une des principales organisations internationales de défense des droits de la personne dans le monde, Human Rights Watch, dont il était le directeur général jusqu’en 2022.

Ce juriste, qui a notamment participé (comme procureur) à l’enquête sur le scandale Iran-Contra dans les années 1980, enseigne désormais à l’Université de Princeton.

Il bénéficie cette année d’une bourse de recherche de l’Université Harvard – dont il a failli être privé parce qu’il avait critiqué le bilan du gouvernement israélien en matière de droits de la personne.

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