“Cash investigation” a enquêté au côté du Consortium international des journalistes d’investigation sur le scandale des implants défaillants. Ce que révèle le magazine de France 2 diffusé ce mardi soir est aussi inquiétant que scandaleux.
Publié le 27 novembre 2018 à 19h10
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h12
En France, elles sont allées frapper aux portes des géants de ce marché juteux des « dispositifs médicaux », chiffré à 316 milliards d’euros (Allergan, Johnson & Johnson, Medtronic...), asticoter ministres (Agnès Buzyn, prise aux filets de ses contradictions) et responsables d’agences sanitaires (l’ANSM, dans ses petits souliers), et éplucher une flopée de dossiers médicaux... Et ce que révèle Cash investigation est proprement glaçant. Le magazine rappelle ce que, certes, nous savions déjà un peu, à savoir que les histoires de gros sous priment souvent sur la santé des humains. Voire sur leur survie. Sauf que, dans cette affaire, la propension revêt une ampleur inédite, une logique implacable. Et augure probablement de grands scandales à venir. Celui des prothèses mammaires PIP, qui défraya la chronique il y a quelques années, a été perçu – à tort – comme une fraude isolée, il n’était que l’arbre qui cachait la fôret.
Dans cette forêt dense et obscure, voici quelques cas particulièrement parlants que les journalistes mettent en lumière.
Leçon n° 1 : vous voulez lancer une nouvelle gamme d’implants – au hasard, une prothèse vaginale, qui sert à soigner les descentes d’organes ? Rien de plus simple. Il suffit de photographier un filet de mandarines, de compiler quelques articles techniques sur Internet, d’envoyer le tout à un organisme notifié qui délivre la marque CE (conformité européenne), et le tour est joué. C’est en l’espèce ce qu’ont testé avec succès Jet Schouten et Carl Heneghan, la journaliste néerlandaise et le professeur d’Oxford, inventant pour cela un implant bidon sous le logo d’une société fictive. Ce que met en lumière cette supercherie, c’est qu’en matière de dispositifs médicaux, nul besoin de passer une batterie de tests dans des labos indépendants. Le seul sésame, c’est l’étiquette CE, qu’on trouve aussi bien sur les nounours que sur les ascenseurs ou les bouilloires électriques. Et pour le décrocher, on se contente d’obtenir d’une boîte privée non pas qu’elle certifie votre produit, mais qu’elle atteste que vous êtes en mesure de le certifier vous-même – vous proposant au passage de négocier le tarif de l’homologation, comme chez un vulgaire marchand de tapis. Le fabricant est à la fois juge et partie. « Tout repose sur une relation exclusive entre des entreprises commerciales et des organismes de certification, résume la coréalisatrice Marie Maurice. Il faut oublier tout ce qu’on sait sur le médicament. Les procédures ne sont pas du tout les mêmes, et les autorités n’ont aucune idée précise du nombre des implants pratiqués. »
Oui mais, vous direz-vous peut-être, en France, nous disposons d’autorités sanitaires qui veillent au grain ! Vrai, celle compétente en la matière s’appelle l’ANSM, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. Las, à en croire Cash, l’organisme ne serait rien d’autre qu’une vague chambre d’enregistrement, flanquée de comités Théodule qui se réunissent tous les 36 du mois, et dotée d’une simple fonction de contrôle a posteriori. En clair, quand le nouveau modèle d’implant est déjà dans le ventre ou le cœur du malheureux patient. Pour le prouver, les équipes de Cash ont soumis elles-mêmes un produit bidon : malgré quatre critères défaillants, dont la pourtant très basique homologation CE, l’ANSM lui a donné son feu vert. A peine le dossier était-il déclaré « en attente de traitement » qu’elles recevaient une autorisation de commercialisation, sans avoir à attendre de réponse définitive. « Le droit européen nous empêche de bloquer une mise sur le marché », fait mine de se désoler Jean-Claude Ghislain, le directeur adjoint de l’agence. Navrant.
Dans ce contexte, les industriels n’ont aucune difficulté à imposer leurs petites trouvailles, à les faire implanter dans le corps de millions de femmes et d’hommes. Alors même qu’ils en connaissent parfois la dangerosité... C’est le cas de Prolift, la prothèse vaginale de l’Américain Johnson & Johnson, qui a la fâcheuse tendance de se désagréger et de migrer par petits bouts dans la vessie et le vagin de la porteuse, provoquant des souffrances atroces. Cathy, qui témoigne dans le film, en a fait la douloureuse expérience, elle qui a été opérée trois fois pour tenter de faire extraire – sans grand succès – les débris de son Prolift. « On peut dire que les patientes sont des cobayes qui essuient les plâtres des innovations », reconnaît en off, et avec un certain cynisme, le Français Bernard Jacquetin, concepteur de l’objet. Retiré du marché en 2012, malgré son estampille CE, ce dernier à donné lieu à un scandale mondial, avec 41 700 plaintes déposées contre lui. De quoi imaginer que le produit a définitivement disparu des radars. Erreur, Cash prouve qu’on peut toujours se le procurer sur Internet.
Et nos amis apprentis sorciers n’ont pas l’air de vouloir s’arrêter en si bon chemin. L’enquête au long cours du magazine de France 2 raconte comment la firme Edwards compte équiper une population de plus en plus large et de plus en plus jeune de sa valve cardiaque Tavi, alléchée par un marché qu’elle évalue à 5 milliards de dollars pour 2021. Une cible de patients qu’elle appelle « à bas risque ». Tout un programme…
Posé pour la première fois au CHU de Rouen en 2002, ce bijou chirurgical vise à soigner une affection appelée sténose aortique, sorte de calcification de l’aorte. Le hic, c’est qu’une fois implantée, la valve se détériore au bout de huit ans dans un cas sur deux. Pour l’heure, les personnes qui l’ont testée sont hélas décédées trop tôt pour qu’on puisse en mesurer la longévité réelle, et les études d’Edwards, comme par hasard, ne sont pas conçues pour en évaluer la durée de vie. Mais si, dans l’avenir, on rajeunit la cible, il y a fort à parier que les effets de rejets se multiplieront.
Or, il y a un autre hic : il est impossible d’explanter Tavi. La seule solution pour remédier à une valve défaillante, c’est d’en implanter une deuxième ! Double jackpot, donc, pour les industriels. « Le Tavi est à la fois une révolution médicale et un grand point d’interrogation sur l’avenir », s’inquiète Edouard Perrin, coréalisateur du film.
Cette gigantesque investigation à laquelle Cash apporte son lot de révélations aidera-t-elle à freiner cette fuite en avant ? On aimerait le croire. Elle a en tout cas déjà un peu réussi : dans la foulée de l’enquête de Cash, l’ANSM s’est enfin décidée à recommander l’arrêt de l’implantation des prothèses mammaires dites « texturées », responsables de lymphomes (56 cas recensés à ce jour en France). Une première victoire ?
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